Deux approches complémentaires pour prévenir les risques psychosociaux
Aujourd’hui, beaucoup d’entreprises ont compris que pour agir durablement sur les risques psychosociaux (RPS), elles doivent développer, en complément d’actions curatives, des actions préventives. Elles sont aidées en cela par l’existence de guides produits notamment par des organismes spécialisés (ex., INRS, ANACT, Ministère du Travail, etc.) qui orientent la recherche des facteurs de RPS. Ces facteurs se situent généralement du côté des exigences du travail, de ses exigences émotionnelles, du degré d’autonomie accordé aux salariés, des relations sociales, des conflits de valeurs et de l’insécurité économique.
Sans nier l’importance d’agir pour supprimer ou réduire ces facteurs de risque, il me semble que ces guides sous-estiment l’importance d’une approche complémentaire pour prévenir les RPS : celle consistant à développer ou renforcer les ressources des salariés pour faire face aux situations difficiles. Cette approche se justifie d’autant plus que les entreprises peuvent être démunies pour éliminer ou, même, réduire certains facteurs de risque identifiés dans les situations de travail auxquelles sont confrontés leurs salariés. Et surtout, elle se justifie par l’observation de situations de travail où les facteurs de RPS sont présents et où, pourtant, les salariés se sentent globalement bien dans leur travail et ont de bonnes performances.
Récemment, Irène Gaillard de l’IPST-CNAM en a apporté différentes illustrations grâce à une étude menée en collaboration avec la Direccte [1] : cette étude, menée auprès de TPE, a mis en lumière plusieurs entreprises dans lesquelles les salariés sont confrontés à des situations difficiles et où, pourtant, l’absentéisme est relativement faible depuis plusieurs années et la satisfaction au travail globalement élevée. De manière générale, ces TPE partagent une caractéristique : elles savent faire appel au dialogue et à l’intelligence des acteurs pour trouver des modalités d’ajustement de l’organisation du travail qui permettent de dépasser les désaccords et de préserver la santé des salariés.
Autre exemple, plus personnel : l’année passée, je suis intervenu dans le cadre d’une étude sur le vécu au travail au sein d’un département d’ingénierie d’une quarantaine de personnes faisant partie d’un grand groupe industriel. Les membres de ce département avaient des objectifs ambitieux fixés par leur direction et des projets particulièrement complexes ; ils subissaient des pics de charge, rencontraient des difficultés de coopération entre eux, avaient connu plusieurs réorganisations et en attendaient une nouvelle. Et pourtant, il est apparu au fil de l’enquête que la très grande majorité d’entre eux avaient confiance dans l’avenir, dans leur management et dans leurs collègues. Par ailleurs, les indicateurs habituellement utilisés pour identifier des RPS étaient à un niveau très faible : faible absentéisme, peu de conflits, peu de difficultés relationnelles persistantes, des objectifs productifs globalement atteints. L’enquête a permis d’identifier un ensemble de facteurs qui expliquaient le niveau de confiance particulièrement élevé qui a été mesuré dans ce département : les compétences acquises et partagées par les ingénieurs, un fonctionnement en petits collectifs (5 à 10 personnes par groupe), une pratique très développée de l’écoute chez les managers et une volonté de leur part de faire progresser leurs équipes ainsi qu’une gestion documentaire performante. Bref, l’enquête a révélé que ce département avait adopté, sans forcément en être conscient, un ensemble de processus qui développent chez ses membres plusieurs ressources cognitives et sociales essentielles pour leur permettre non seulement de se sentir bien dans leur travail et d’être confiants face aux situations difficiles mais aussi de réussir à les traiter.
Développer la confiance au travail : une ressource primordiale pour prévenir les RPS
La confiance est parfois évoquée dans les guides sur la prévention des RPS, le plus souvent comme une dimension parmi d’autres affectant les relations de travail. Il me semble qu’il s’agit là d’une erreur d’appréciation basée, au départ, sur une compréhension imparfaite du rôle de la confiance. Un fait qui n’est apparemment pas pris en compte est que lorsque la confiance existe, les craintes et les peurs que les salariés peuvent entretenir sont faibles sinon inexistantes ; débarrassés de ces éléments perturbateurs, ils peuvent alors plus facilement s’investir dans leur travail (la corrélation entre confiance et engagement au travail a été mise en évidence par de nombreux travaux scientifiques depuis le début des années 2000) ; ils sont aussi plus ouverts aux autres, se permettent de critiquer plus ouvertement les options qui ne leur conviennent pas, font plus facilement part de leur difficultés et trouvent plus facilement de l’aide auprès des autres.
On peut donner une illustration concrète du lien entre confiance et engagement dans l’action avec une étude récente menée auprès d’agents de police de commissariats français [2] : l’étude, qui portait initialement sur le stress au travail, a montré que l’emprise de la peur sur l’action des agents de police est très dépendante du climat de travail et de la confiance mutuelle au sein de leur collectif. Le verbatim d’une jeune gardienne de la paix illustre très clairement cette conclusion : « c’est vrai que si on est sur la voie publique, il faut avoir confiance dans la personne avec laquelle on tourne, sinon c’est pas possible […] les mecs n’ont jamais eu peur de patrouiller avec moi parce qu’ils savaient comment j’allais réagir […]. » (p. 150).
Il existe aussi plusieurs études démontrant l’effet bienfaiteur de la confiance sur les RPS. En voici deux exemples :
- Une étude sur des directeurs d’école a montré que ceux qui ont le plus confiance dans les parents et les élèves sont ceux qui ont un niveau d’épuisement professionnel le plus faible [3].
- Une autre étude réalisée sur des équipes médicales en Italie a démontré que les personnels de soin qui ont le plus confiance dans leur organisation et qui perçoivent un climat de collaboration dans leur travail sont ceux qui ont un niveau de stress le plus faible [4].
A l’inverse, lorsqu’il n’y pas de confiance, les salariés doivent travailler avec des craintes, voire des peurs. Ces émotions négatives élèvent leur niveau de stress au travail, sont source de difficultés relationnelles et génèrent une fatigue psychologique dans la mesure où elles conduisent à se questionner continuellement sur la réalité visible. Ce faisant, elles empêchent les salariés de s’investir pleinement dans leur travail ou dans de nouveaux projets ; elles peuvent aussi être source d’erreur ou de moindre qualité productive. Ces effets peuvent encore augmenter leur niveau de stress et même entrainer, avec le temps, une perte d’estime de soi.
La confiance représente de ce fait une puissante barrière contre les RPS et contribue à préserver la santé psychologique et physique des salariés. On peut s’en rendre compte avec des études sur les effets délétères des peurs au travail. Par exemple, Gianfranco Domenighetti [5] a rapporté les résultats d’études portant sur des salariés qui n’ont pas confiance dans leur avenir et craignent de perdre leur emploi. Ces résultats, qui comparent les salariés entretenant cette crainte avec ceux qui ne l’ont pas, indiquent notamment :
- Une élévation du niveau de stress chez les salariés craignant pour leur avenir (+60%)
- Une baisse de l’estime de soi
- Des troubles du sommeil fréquents (+60%)
- Un usage plus prononcé de psychotropes (+110%)
- Un état de santé physique dégradé, avec notamment des douleurs régulières au dos (+60%)
Plus récemment, Paul Zak, professeur de l’Université de Claremont en Californie, a fait part de résultats issus d’enquêtes sur les effets de la confiance au travail menées par son équipe auprès de très nombreuses entreprises [6]. Ces résultats l’ont conduit à classer ces entreprises en fonction du niveau de confiance global qui avait été mesuré. En comparant les entreprises ayant le plus haut niveau de confiance (high-trust organizations) avec celle possédant le plus bas niveau de confiance (low-trust organizations), Zak rapporte que les salariés des premières organisations ont :
- un niveau de stress plus bas de 74%,
- un niveau d’énergie plus élevé de 106%,
- un niveau d’engagement au travail plus élevé de 76%,
- une productivité accrue de 50%,
- 13% de jours de maladie en moins,
- 40% de burnout en moins,
- et un niveau de satisfaction dans leur vie plus élevé de 29%.
Ces résultats indiquent que la confiance n’est pas qu’une dimension parmi d’autres des relations de travail. Elle n’est pas non plus une ressource parmi d’autres pour renforcer la capacité des salariés à faire face aux situations difficiles. Certains chercheurs américains avaient conclu, à partir de l’examen de nombreuses études sur l’efficacité organisationnelle, que « trust is the main thing »[7] ; je ne sais pas si l’on peut aller aussi loin en parlant de la confiance au travail telle qu’elle est ressentie par les salariés mais on peut au moins affirmer qu’elle est une condition primordiale du bien-être et de l’efficacité au travail et qu’elle mérite une attention particulière dans les démarches visant à prévenir les RPS.
Renforcer la confiance : un prérequis pour prévenir les RPS
On l’a vu, le renforcement de la confiance au travail doit aider à prévenir les RPS. Mais ce n’est pas tout : il apparaît comme un prérequis à la mise en œuvre d’autres d’actions de prévention. Pourquoi ? Parce que les salariés doivent pouvoir avoir suffisamment confiance dans l’avenir pour croire utile de modifier l’organisation du travail ou améliorer leurs relations de travail, pour ne prendre que deux exemples d’axes de travail en vue de prévenir les RPS ; ils doivent aussi avoir suffisamment confiance dans leur management pour penser qu’une telle démarche leur sera personnellement bénéfique ; et ils doivent avoir suffisamment confiance en leurs collègues pour penser que tout le monde « jouera le jeu » et que les échanges avec eux ne seront pas source de nouveaux conflits et/ou de frustration ; enfin, ils doivent avoir suffisamment confiance en eux pour penser qu’ils seront capables de répondre aux attentes de ceux qui les encouragent à développer de nouvelles compétences ou attitudes.
On pourrait objecter à cette position que la confiance est le produit d’un travail, d’un dialogue ou encore d’une coopération réussie ; elle pourrait donc être vue non comme un préalable, mais comme un objectif à atteindre grâce à d’autres actions. Si cette conception est juste, elle sous-estime toutefois l’importance de disposer d’un certain niveau de confiance pour que des acteurs s’engagent ensemble dans un projet, quel qu’il soit. Il n’y a pas de dialogue honnête et ouvert qui soit possible sans un certain niveau de confiance au départ ; il n’y a pas non plus d’engagement possible et durable dans un processus coopératif si la défiance caractérise les relations entre les salariés présents. Bref, la confiance est clairement un prérequis à la définition et la mise en œuvre d’un programme complet de prévention des RPS.
Maintenant, cette confiance n’a pas nécessairement besoin d’être la plus élevée possible au démarrage d’un tel programme : elle doit être suffisante pour que les salariés se sentent rassurés sur l’avenir, sur les intentions des autres (leurs managers, mais aussi leurs collègues), sur l’utilité des actions de prévention qui pourraient être définies et sur leurs propres capacités à les mettre en œuvre.
Pour conclure
Toute démarche de prévention des RPS devrait bénéficier, en complément d’actions visant à supprimer la source des facteurs de RPS, d’actions destinées à développer les ressources des salariés pour faire face aux situations difficiles. L’une de ces ressources a un statut à part : il s’agit de la confiance, qui constitue non seulement une barrière essentielle contre les RPS, mais aussi un prérequis à la mise en œuvre d’autres actions de prévention.
Le déploiement d’une démarche de prévention des RPS devrait donc commencer par évaluer la confiance au travail dans toutes ses dimensions : confiance dans le management, confiance dans les collègues, confiance en soi et confiance dans l’avenir. Si l’une ou plusieurs de ces dimensions révèlent un niveau de confiance dégradé, des actions visant à la restaurer devraient être engagées en priorité.
Références citées
[1] Gaillard, I. (2015). Le bien-être dans les TPE : l’intelligence du travail comme bonne pratique. In Karsenty L. (dir.), Quel management pour concilier performance et bien-être au travail ? Octarès, Toulouse.
[2] Loriol, M. (2016). Les policiers et la peur : au-delà du déni, la régulation collective des difficultés. In A. M. Guénette & S. L. Garrec (Eds.), Les peurs au travail (pp. 139-153). Toulouse : Octarès.
[3] Ozer, N. (2014). Trust Me, Principal, or Burn Out! The Relationship Between Principals’ Burnout and Trust in Students and Parents. Alberta Journal of Educational Research, 59(3), 382-400.
[4] Bettinardi, O., Montagner, V., Maini, M., & Vidotto, G. (2008). Organizational climate, trust and burnout in a rehabilitation center [article en Italien]. Giornale italiano di medicina del lavoro ed ergonomia, 30(1A), 59-63.
[5] Domenighetti, G. (2016). Impact sanitaire de la peur de perdre l’emploi. In A. M. Guénette & S. L. Garrec (Eds.), Les peurs au travail (pp. 113-121). Toulouse : Octarès.
[6] Zak, P. J. (2017). The neuroscience of trust. Harvard Business Review, January-February 2017.
[7] Shockley-Zalabak, P. S., Morreale, S. P., & Hackman, M. Z. (2010). Building the high-trust organizations. Strategies for supporting five keys dimensions of trust. San Francisco: Jossey-Bass.
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