Une chose est de réussir à faire confiance à un moment donné, autre chose est de réussir à la maintenir dans le temps ! Car les situations de travail collectif réservent forcément des surprises et des déceptions face aux écarts qui seront constatés entre ce que les uns attendent et ce que les autres font. Les écarts auxquels on ne peut rester insensibles – des écarts à enjeu donc – concernent tout autant les résultats attendus que les procédures de travail à appliquer ou les comportements (le savoir-être). Dans ces conditions, le maintien de la confiance au travail se joue de manière essentielle dans la façon de gérer ces écarts. Nous pouvons nous en rendre compte avec les pratiques destructrices de confiance suivantes.
Gestion inadaptée des écarts et destruction de la confiance
Il y a au moins deux façons de gérer un écart qui peuvent détruire la confiance. L’une prend sa source dans des réactions émotionnelles, l’autre dans des processus organisationnels :
- La gestion purement émotionnelle d’un écart: difficile de ne pas se sentir mécontent, voire en colère devant des résultats décevants qu’on n’attendait pas. Le risque est alors de se laisser envahir par ces émotions et de donner la priorité à leur dissipation rapide : expressions colériques, défoulement sur les personnes jugées responsables, propos dégradants voire humiliants, mesures radicales (ex., enlever des responsabilités à quelqu’un, sanctionner). Il est vrai que, parfois, ce type de comportement apparait justifié aux yeux des personnes qui se considèrent responsables de l’écart constaté et ne détruit pas leur lien de confiance. Mais ce cas pourrait bien être l’arbre qui cache la forêt car, ce qui est sûr, c’est que celui qui se « décharge » sur d’autres ne leur permet ni de comprendre ce qui s’est passé, ni de retrouver un sentiment de contrôle sur la situation de travail suffisant pour imaginer pouvoir éviter l’écart une prochaine fois. Accessoirement, en se déchargeant sur ses collaborateurs, un manager révèle les limites de sa bienveillance à leur égard et peut perdre leur confiance pour cette raison. Ce type de réaction ne va finalement diffuser qu’une chose au sein d’un collectif : des craintes. Et ces craintes pousseront des collaborateurs à vouloir masquer à l’avenir leurs actes ou leurs résultats en écart à l’attendu pour ne plus subir les foudres de l’insatisfait. La défiance réciproque trouve alors son terreau pour se développer.
- La gestion purement administrative d’un écart : certaines cultures d’entreprise ou cultures métier engagent les managers à ne tolérer aucun écart sur certains aspects de l’activité qu’ils supervisent : pour les uns, ce sera la qualité de la production, pour d’autres, la sécurité d’exploitation, pour d’autres encore, les comportements (savoir-être), etc. Dans ce cas, on peut rencontrer des managers qui ne font qu’appliquer froidement les principes qu’on leur a inculqués et qui peuvent même être formalisés. Par exemple, ils peuvent définir et imposer des « actions de progrès » relativement formattées à ceux qui sont jugés responsables des écarts constatés et, en complément, décider d’une sanction. Très souvent, les actions imposées n’ont d’ailleurs de progrès que le nom : en quoi, par exemple, renvoyer quelqu’un en formation parce qu’il se serait écarté volontairement d’une procédure de travail et lui imposer ensuite une période de contrôles fréquents a un quelconque intérêt quand on sait que cette personne connait parfaitement la procédure en question et les risques associés ? Et en quoi sanctionner quelqu’un qui, parce qu’il a commis une erreur totalement involontaire (un oubli, une erreur d‘attention, …) ayant éventuellement eu des conséquences sur la production, permettra d’être sûr qu’il ne commettra plus la même erreur ? En tout cas, aucun résultat scientifique n’atteste d’un tel effet de la sanction en contexte de travail. Ces pratiques sont destructrices de confiance car elles n’ont bien souvent pas de sens aux yeux des intéressés. Par ailleurs, elles ne les aident pas à trouver des moyens de développer un sentiment de contrôle sur la situation à l’origine de l’écart constaté. Par contre, le résultat de telles pratiques est que l’encadrement, jugé injuste et incompétent pour trouver des solutions adaptées, perd en légitimité.
Pour éviter de laisser libre cours à la défiance ou de perdre en légitimité, il faut déjà regarder de près la signification d’un écart pour les acteurs en présence.
Tout écart perçu traduit un déséquilibre entre des attentes et des observables
Tout écart constaté au travail traduit un déséquilibre entre des attentes – attentes d’action, de comportement ou de résultat – et des observables. C’est ce déséquilibre qui menace la confiance, qu’il s’agisse de la confiance en soi des acteurs ou des relations de confiance qu’ils ont nouées.
Théoriquement, il y a deux stratégies possibles pour traiter un tel déséquilibre sans dégrader la confiance :
- Modifier les attentes en considérant que les observables n’ont pas de raison de changer : par exemple, un directeur commercial constatant que le chiffre des ventes du 1er trimestre est bien inférieur à l’objectif fixé peut décider d’abaisser l’objectif des autres trimestres ;
- Modifier les capacités d’action pour espérer constater de nouvelles observables cohérentes avec les attentes : en reprenant le même exemple, le directeur commercial pourrait décider d’augmenter le nombre de commerciaux pour espérer atteindre son objectif de ventes pour les trimestres à venir.
En réalité, il y en a aussi une troisième voie qui combine les deux premières : on peut modifier un peu ses attentes et chercher, en même temps, à augmenter les capacités d’action de ceux qui doivent y répondre.
Le choix entre ces stratégies repose à la fois sur les marges de manœuvre dont disposent les décideurs et les collectifs, mais aussi sur l’analyse de l’écart et la compréhension des raisons qui l’expliquent (il existe des cas où un manager s’attend à constater un écart de résultat tout en fixant un objectif mais ce cas particulier sera laissé de côté ici). Dans cet effort de compréhension, c’est autant celui qui est porteur des attentes (ex., un manager) que ceux qui ont cherché à les satisfaire (ex., ses collaborateurs) qui doivent se questionner :
- pour le porteur des attentes, il s’agit de comprendre ce qui l’a conduit à penser que ses attentes devaient être satisfaites alors que les faits ont démontré l’inverse : avait-il mal analysé la situation, sous-estimé certaines composantes de cette situation, mal apprécié les compétences réelles de ses collègues, mal expliqué ses attentes, etc. ?
- pour ceux qui ont cherché à satisfaire ces attentes, il s’agit de comprendre ce qui les a conduit à penser qu’ils en seraient capables alors que les faits ont démontré l’inverse : avaient-ils bien compris l’attendu ? Avaient-ils une représentation correcte de la situation ? Ne surestimaient-ils pas leurs capacités ? etc.
On pourrait alors se poser la question de la méthode à appliquer pour mener cette recherche de compréhension. En réalité, cette question n’est pas forcément pertinente quand l’objectif est de réussir à maintenir la confiance en soi des acteurs et les relations de confiance qui les lient. L’essentiel semble être de réussir à identifier collectivement des causes crédibles et contrôlables de l’écart.
Identifier collectivement des causes crédibles et contrôlables de l’écart
Pour se convaincre de cette nécessité, on peut s’appuyer sur les travaux de deux psychologues : Karl Weick, d’un côté et Albert Bandura, de l’autre.
Le premier, à l’origine d’une théorie du sensemaking, a mis en évidence qu’un collectif confronté à un imprévu n’avait pas besoin de trouver LA vérité absolue pour l’expliquer – à supposer qu’elle soit atteignable – mais juste une vérité crédible qui fasse consensus et permette d’engager des actions[1].
De son côté, Albert Bandura a étudié la façon dont les gens développent la confiance en soi (plus exactement, ce qu’on a appelé en psychologie sociale le sentiment d’efficacité personnelle)[2]. Ses travaux conduisent à comprendre que face à un échec, la confiance en soi d’un individu peut être préservée s’il identifie des causes de l’échec sur lesquelles il peut avoir un contrôle. Ainsi, expliquer un échec par l’absence de certaines aptitudes ou le hasard n’aide pas à gagner en confiance car on n’a aucun contrôle sur ces facteurs ; par contre, invoquer un manque d’effort ou une prise en compte insuffisante des informations données par un client peut aider à renforcer la confiance en soi dans la mesure où l’on peut agir dessus (faire plus d’effort ou accorder une plus grande attention aux informations d’un client). Bien sûr, ces facteurs ne sont pas retenus comme explication d’un échec en vertu du seul fait qu’ils sont contrôlables : ils doivent aussi apparaitre crédibles.
Que faire quand on ne réussit pas facilement à identifier des causes crédibles et contrôlables de l’écart ? Ce serait le cas, par exemple, si pour expliquer une augmentation des anomalies de production dans un atelier fabriquant des pièces en métal, le collectif n’avait pas trouvé d’autres raisons que la négligence des opérateurs (pas crédible), des défauts des métaux traités (après vérification, pas crédible) ou encore la malchance (pas contrôlable).
Ce n’est qu’à ce moment que l’utilisation d’une méthode d’investigation prend son sens, une méthode qui puisse guider les acteurs dans l’exploration de différents facteurs possibles. Le but de cet article n’est pas de passer en revue et d’expliquer les méthodes disponibles. On se contentera d’en mentionner certaines : diagramme d’Ishikawa, technique des 5 Pourquoi, ALARM, analyse des facteurs organisationnels et humains. Leur application ne nécessite généralement qu’une formation courte, qu’on recommandera en particulier aux responsables d‘équipes de production (quelle que soit la nature de la production) ainsi qu’aux responsables qualité et sécurité.
[1] Weick, K. E. (1995). Sensemaking in Organizations, Thousands Oaks, CA: Sage.
[2] Bandura, A., (trad. Jacques Lecomte) (2007). Auto-efficacité : Le sentiment d’efficacité personnelle, Paris, De Boeck, 2007, 2e éd.
Pour conclure
Tout collectif de travail doit développer la capacité de dépasser l’insatisfaction que provoquent des écarts de résultat, de procédure ou de comportement et saisir l’opportunité qu’ils représentent pour apprendre. C’est une condition essentielle du maintien de la confiance des acteurs et du maintien de leurs relations de confiance. Trois conditions caractérisent la capacité qu’il faut réussir à développer :
- rejet d’une gestion purement émotionnelle ou purement administrative de l’écart ;
- recherche collective de causes crédibles et contrôlables à l’origine des écarts ;
- marges de manœuvre pour adapter les attendus au travail et enrichir les capacités d’action de ceux qui doivent y répondre.
Comme la confiance n’est jamais acquise définitivement, l’histoire ne s’arrête pas là : des actions cohérentes avec les causes identifiées doivent alors être appliquées et les résultats de ces actions discutés. Et si jamais un nouvel écart est constaté avec ce qu’on était en droit d’attendre à ce moment, le même cycle peut reprendre.
« On n’a jamais fini d’apprendre parce qu’on n’a jamais fini d’ignorer » disait Simone de Beauvoir. Cela semble aussi vrai au travail…
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