Une rencontre a réuni récemment à Toulouse, dans le cadre du congrès de la SELF’2017 , plus de 120 participants. Elle était la première au sein de la communauté des ergonomes francophones à porter sur le courant de « l’entreprise libérée » et, plus largement, sur les démarches de responsabilisation menées en entreprise. Elle a permis aux participants de s’interroger sur la façon dont ces démarches font écho – ou non – aux modèles, méthodes et préconisations mises en avant par les ergonomes impliqués dans l’amélioration des conditions de travail (au sens large), la prévention des risques professionnels et, de plus en plus, l’accompagnement des managers.
L’introduction de cette table-ronde a été réalisée par Laurent Karsenty (Ergomanagement / chercheur associé au CNAM) et a permis de rappeler l’origine du courant des entreprises libérées, ses principes essentiels et ses différentes déclinaisons actuelles (holacratie, équipes autonomes, management par la confiance, ….). Puis, les débats ont été structurés autour de 4 thématiques :
- L’autonomie et la responsabilité au travail
- Le rôle du management et le développement des compétences
- Les dynamiques collectives
- Le positionnement de l’ergonome dans une démarche de responsabilisation
Quatre participants ont pris la parole à tour de rôle sur chacun de ces thèmes :
- Yves Mémeteau, pilote d’une démarche de responsabilisation au sein de Michelin ;
- Didier Lafont, ergonome corporate et responsable d’une étude réalisée par Domitille Léonard (ergonome) sur les effets de la responsabilisation d’une équipe en charge de systèmes d’information chez Michelin ;
- Alexandre Morais, responsable de l’ergonomie industrielle chez PSA et promoteur d’une plus grande autonomie des équipes de production ;
- Catherine Brun, spécialiste de la prévention des RPS au sein du cabinet Cap Experience et témoin d’initiatives diverses pour « libérer » des équipes au sein d’un grand groupe industriel.
De leurs interventions et des débats avec la salle, plusieurs idées fortes sont ressorties.
10 idées fortes à retenir des débats
- La « responsabilisation » d’une équipe ne se décrète pas : c’est un changement qui prend du temps, qu’il faut accompagner et pour lequel on peut rencontrer des résistances (tous les salariés, y compris les managers, n’adhèrent pas). Pour cette raison, plutôt que de chercher la rupture brutale avec la culture et l’organisation existante, il semble préférable de ne pas viser d’emblée une transformation de toute la structure, ce qui laissera aux éventuels sceptiques le temps d’évoluer.
- Une démarche de responsabilisation implique le développement de nouvelles compétences au niveau des équipes responsabilisées. L’accent doit notamment être mis sur les compétences non-techniques, afin que les équipiers et les managers soient capables de mieux communiquer avec les autres, d’écouter, de coopérer dans la recherche d’une solution et de gérer les désaccords et les conflits inévitables au sein d’un collectif. Le développement des compétences est à la fois un levier et un produit de la responsabilisation.
- Un nécessaire droit à l’erreur pour favoriser l’initiative : le changement implique aussi de rassurer les équipes sur leurs prises d’initiative en accordant un droit à l’erreur et en montrant, par les actes, qu’il est toujours possible d’apprendre et de s’améliorer à partir d’une initiative qui s’avère inadaptée.
- Managers ou pas de managers ? Un consensus s’est dégagé autour de la table-ronde pour dire que l’idée de se passer des managers – idée centrale dans le courant de l’holacratie, notamment – n’apparaissait pas comme une option souhaitable. Catherine Brun a rappelé, par exemple, que les études sur les risques psychosociaux montrent que les dysfonctionnements au sein d’un collectif sont plus souvent liés à un déficit de management qu’à un « excès » de management. Les collaborateurs sont généralement demandeurs de plus de soutien et d’accompagnement de la part de leurs managers ; ils comptent sur leur rôle d’animateur et de régulateur du collectif, ainsi que d’interface avec les autres services de l’entreprise ; ils attendent aussi leur aide pour résoudre certains problèmes et comptent sur leur reconnaissance des efforts accomplis. La question centrale dans une démarche de responsabilisation n’est donc pas comment se passer des managers pour accorder plus d’autonomie aux équipes, mais quels rôles leur donner pour favoriser l’autonomie des équipes et comment les accompagner pour qu’ils développent les attitudes et les comportements cohérents avec ces rôles.
- Accompagner le changement identitaire des managers : contrairement aux changements que les managers ont l’habitude de conduire, celui qui est attendu d’eux dans le cadre d’une démarche de responsabilisation peut impliquer une redéfinition de leur métier. Un tel changement peut venir bousculer leur identité professionnelle. L’accompagnement du changement doit, pour cette raison, leur accorder une attention particulière et s’appuyer sur une démarche en partie spécifique[1].
- Plusieurs niveaux d’autonomie des équipes possibles : plutôt que de parler d’autonomie des équipes au travail, il serait préférable d’invoquer différents niveaux d’autonomie possibles. Par exemple, on peut distinguer l’autonomie sur la réalisation d’une activité, l’autonomie sur l’organisation du travail pour réaliser cette activité et l’autonomie sur son développement (incluant par exemple des activités de marketing et des activités commerciales). Il faudrait même aller plus loin en identifiant des niveaux d’autonomie plus fins, par exemple en distinguant dans la réalisation d’une activité sa préparation, sa mise en œuvre et son contrôle. Tout l’enjeu d’une démarche de responsabilisation est alors de définir le niveau d’autonomie souhaité par une équipe, celui sur lequel elle acceptera d’être responsabilisée, en sachant qu’il pourra ensuite évoluer dans le temps. Autrement dit, il peut être nécessaire de définir le cadre de cette autonomie, ce qui relève du domaine réservé du manager et ce que l’équipe est en capacité de prendre en charge dans les activités antérieurement assurées par le manager (ex., résolution de problème). Bien évidemment, le choix d’un niveau d’autonomie à accorder doit aussi dépendre de la nature et des enjeux associés à une activité donnée (par exemple, si une erreur humaine peut avoir des conséquences graves sur l’environnement, il est probable qu’un contrôle externe de l’activité d’une équipe reste nécessaire).
- Du travail prescrit à l’auto-prescription (partielle). Si la responsabilisation d’une équipe diminue le poids de la prescription organisationnelle qui pèse sur son travail, il serait faux de penser que le travail d’une équipe autonome ne répond plus à aucune prescription. Déjà, dans plusieurs entreprises engagées dans des démarches de responsabilisation, les équipes reçoivent ou co-définissent des objectifs de performance et sont responsabilisées sur les moyens de les atteindre, avec l’appui des équipes support. Par ailleurs, il existe dans de nombreux domaines des exigences réglementaires de qualité ou de sécurité dont les opérationnels ne peuvent faire abstraction. Enfin, lorsque les équipes de production se rapprochent des clients, elles reçoivent directement leurs demandes et leurs avis sur ce qui a été produit, ce qui joue le rôle de prescriptions. Bref, le travail au sein d’équipes autonomes reste encadré par des prescriptions mais la différence réside dans le fait que les équipes en sont, au moins en partie, les auteurs (en comparaison d’une situation où un manager leur dicterait le travail attendu). On doit donc introduire une notion d’auto-prescription.
- Les frictions possibles liées aux interfaces entre équipes responsabilisées et équipes « classiques ». Lorsqu’une démarche de responsabilisation est lancée de manière expérimentale en y associant certaines équipes d’une entreprise mais pas toutes (ce qui est le cas des expérimentations menées dans les grandes entreprises et les grands groupes aujourd’hui), des risques de friction sont à prévoir pouvant aller jusqu’à de réels problèmes de collaboration entre les équipes responsabilisées et les autres. Pour cette raison, le lancement d’une démarche de responsabilisation doit partir d’une analyse organisationnelle globale et impliquer plus que les seules équipes qui vont être responsabilisées.
- Quels effets de la responsabilisation sur la performance et la santé ? Il existe aujourd’hui peu de retours d’expérience attestant de manière objective des effets de la responsabilisation d’une équipe sur ses performances et la santé de ses membres, en prenant en compte les différentes phases du cycle de vie d’une équipe. Or il existe plusieurs raisons de se méfier des annonces parues dans la presse attestant uniquement de ses effets bénéfiques. En particulier, le constat a été fait que la responsabilisation sans les moyens – problème déjà connu par nombre de managers dans les organismes publics et privés – est un facteur de dégradation de la santé des opérateurs et conduit à une forte démobilisation par rapport à la démarche. Or, on peut constater que certaines organisations se lancent dans l’expérimentation de ce type de démarche sans accorder plus de moyens que ceux qu’ils ont aujourd’hui, parfois assez peu.
- Un rôle de l’ergonome à reconstruire partiellement : comme celui d’autres intervenants en entreprise possédant une expertise, le rôle de l’ergonome est partiellement à reconstruire du fait que les équipes responsabilisées sont engagées à chercher des solutions à leur problème, prendre des décisions et agir sans besoin de validation supplémentaire (principe de subsidiarité). Ce rôle devrait aussi évoluer du fait que les équipes s’auto-prescrivent – au moins en partie – leur activité. Par conséquent, l’analyse ergonomique du travail, qui consiste généralement à analyser les écarts entre le travail prescrit et le travail réel, doit être repensée. Par ailleurs, on peut se questionner sur la posture que l’ergonome : plutôt qu’un expert des conditions organisationnelles, techniques et sociales de travail, ne devrait-il pas apparaître plus souvent dans un rôle de formateur des équipes responsabilisées, pour qu’elles développent elles-mêmes des compétences en analyse de leurs conditions de travail et en recherche de solutions ? Et au-delà de ce rôle de formateur, ne devrait-il pas se positionner plus souvent dans l’accompagnement des processus de régulation au sein des équipes responsabilisées ? Enfin, est-ce que sa connaissance fine des conditions d’un travail efficace, sain et satisfaisant ne pourrait pas être plus systématiquement mis à profit des managers d’équipes responsabilisées pour favoriser le développement de leur rôle de soutien à l’activité ?
[1] Pour s’en donner une idée, on pourra consulter le texte de L. Karsenty paru en 2012 : « Quand le changement affecte l’identité professionnelle et dégrade la confiance ».
Un commentaire
Bonjour,
Les idées fortes développées au cours de cette table ronde font écho à ce que j’étudie cette année en Master2 (« Ergonomie, santé et risques professionnels » Institut Universitaire d’Albi), précisément dans le domaine des outils et méthodes d’intervention.
L’environnement capacitant (favorisant l’autonomie, le pouvoir d’agir et de contrôle de chacun des membres), le développement du collectif de travail par l’organisation et la mise en oeuvre d’EDT et sa généralisation au sein de grands groupes (le principe de subsidiarité), la valorisation de l’intelligence collective au service de la santé/sécurité et de la performance et la construction de la confiance (selon M. DETCHESSAHAR « produit » de discussions régulières centrées sur le travail réel) sont autant de concepts interdépendants qui semblent prendre part pleinement à la diffusion de ce concept dans l’air du temps, « l’entreprise libérée » (CF. article paru dans la revue « Activités » octobre 2017 signé par R. ROCHA, V. MOLLO et F. DANIELLOU).
A mes yeux, les travaux menés par vos soins donnent envie d’approfondir et de modéliser encore davantage ce qui relève de la transformation progressive d’une organisation basée sur la responsabilisation/autonomisation, la confiance/l’apprentissage mutuel, le rôle de soutien/secours du manager reconnecté avec la réalité du terrain, l’apport « redimensionné » d’un ergonome, etc.